SI TU NE VENDS PAS, TU N’ES PAS PAYE !
Article d’Hugo Clément du journal Le PARISIEN du 06.07.2010

Implanté dans douze agences dans l’Hexagone, Ranger France* emploie des commerciaux, sous statut VRP, pour le compte de sociétés, comme l’opérateur de téléphonie mobile et Internet Alice. La mission des commandos Ranger France? Placer à tout prix des abonnements en utilisant la bonne vieille méthode du porte-à-porte. Du classique en matière de vente, si ce n’est que les commerciaux sont embauchés avec des CDI à 0 €, sans fixe, payés uniquement avec une part variable et que leurs horaires sont imposés (contrairement à la législation en vigueur pour les VRP).

Pour voir ce qui se passait à l’intérieur de cette société « dynamique », Hugo, journaliste, s’est fait embaucher dans l’une des agences du sud-ouest de la France. Récit haut en couleur.

Lundi matin. 8 heures. Immeuble de bureau classique. Je suis convoqué par le manageur de l’antenne de Ranger France, costume-cravate, la quarantaine dynamique, le sourire éclatant, la poignée de main ferme. Il joue cartes sur table : « On est ici pour vendre des abonnements pour l’opérateur Alice auprès de particuliers, on embauche en CDI, sans fixe, c’est payé uniquement à la commission. Si tu ne vends pas, tu n’es pas payé. » Le ton est donné.

En clair, je touche 30 € par contrat obtenu, plus 15 € si je récupère un relevé d’identité bancaire. Il m’explique que les meilleurs peuvent flirter avec les 6000 € mensuels (en réalité, rares sont ceux qui dépassent les 2000 €).

Les journées de travail ?
Porte-à-porte du matin au soir, jusqu’à 20 heures, cinq à six jours par semaine, avec des zones choisies par le manageur.

Je signe mon contrat et j’embraye par le « meeting », la réunion obligatoire de motivation. Sur fond de musique rap et techno, les commerciaux s’installent en cercle et se lancent un… ballon de rugby pour « se sortir les mains des poches ». Puis, sous les applaudissements, le manageur entre en piste. Au centre du cercle, il harangue son public. « Ce matin, je veux que tout le monde ait la pêche, un moral de gagnant! » Toute l’équipe doit reprendre ses phrases en cœur en tapant dans les mains. A la fin du meeting, c’est le moment tant attendu, « le rituel des trois cloches ». Les meilleurs vendeurs de la veille sont invités à fait retentir une des trois cloches posées par terre : la petite pour trois contrats signés dans la journée, la moyenne pour cinq et la grosse pour sept. Ridicule en apparence, la technique de motivation fonctionne. D’autant que l’exercice de la cloche se double d’une gratification en monnaie sonnante et trébuchante. « Avec trois contrats par jour, on gagne 1 200 € par mois et jusqu’à 5 000 € pour sept », martèle le manageur.

Et c’est parti pour la course aux contrats
Cibles : les foyers modestes résidant en HLM, mais aussi les petits pavillons. « Les immeubles collectifs permettent d’optimiser au mieux le temps de travail. Et les gens y sont moins méfiants que dans les quartiers plus aisés », m’explique-t-on pour me motiver. Et de me fournir des astuces de pro de la vente. « Pour pénétrer dans les appartements, il faut annoncer que l’on vient par rapport aux travaux gratuits de dégroupage. Si au bout de trente secondes, on voit que la personne n’est pas intéressée, on passe au suivant. Si dans l’appartement il y a un poster de Johnny Hallyday ou de dauphins, c’est qu’ils ont Alice ou qu’ils vont l’avoir. »

Gonflé à bloc, je prends ma voiture pour filer vers ma destination imposée, une ancienne ville minière à deux heures de route. Comme il n’y a pas de petites économies chez Ranger France, les frais d’essence sont à ma charge, je ne serai remboursé qu’en les déduisant de mes impôts…

Arrivé à destination, je vais passer la journée à me faire claquer la porte au nez. L’un des me collègues, Fabien, m’affranchit : « On passe entre dix et douze heures par jour à frapper aux portes des particuliers. Pas question de RTT ni de vacances, le montant des commissions inclut le paiement de l’indemnité de congés payés. »

Est-ce bien légal ?
Si les commerciaux de Ranger semblent résignés — ils n’ont pas vraiment le choix —, je finirai par apprendre que ce type de contrat, VRP, est considéré comme légal, à la seule condition que le vendeur organise son temps comme il le veut. Il est interdit à la société d’imposer des horaires et des lieux de prospection. Contacté par nos soins, pour lui expliquer que nous faisions une enquête sur sa société, le responsable des ressources humaines ne nous a pas rappelés.

* Société américaine dont le siège européen est à Düsseldorf.


DES METHODES DE VOYOUS !
Article Interview de Frédéric Chartier par MARC. L du journal Le PARISIEN du 06.07.2010

« Les vendeurs payés 100% à la commission, cela existe, mais c’est, en général, le fait de petites sociétés aux méthodes de démarchage très agressives. » Auteur de plusieurs ouvrages sur les métiers de la vente, Frédéric Chartier, consultant et animateur de stages de formation des forces de vente, ne mâche pas ses mots.

« Dans les sociétés dignes de ce nom, les vendeurs ont un fixe qui varie entre 25% et 75% de leur rémunération. Les payer intégralement avec la part variable des commissions sur chiffre d’affaires est un manque de respect et un non-sens commercial car, dans ce cas, ces sociétés font face à un turnover très important. »

Les mêmes sociétés, dénonce Frédéric Chartier, sont adeptes du « tape-tape », la vente en porte-à-porte. « Les vendeurs mettent le pied dans la porte, se déguisent en techniciens ou en agents d’EDF pour entrer dans les appartements. J’appelle cela du viol commercial. Heureusement, la loi protège aujourd’hui les consommateurs contre ces pratiques sans scrupule. »

Des pratiques assez répandues dans des secteurs très concurrentiels comme la vente d’abonnements Internet. « Ce sont des méthodes de voyous. Elles déshonorent une profession qui a déjà mauvaise presse, alors que la vente pratiquée de façon honnête et loyale est le plus beau métier du monde. »